Audition de M.Joël BUCHER,
ancien directeur général adjoint
de la Société Générale à Taipeh

(procès-verbal de la séance du jeudi 22 mars 2001)

Présidence de M. Arnaud MONTEBOURG, Tapporteur

M. le Rapporteur : Monsieur, vous nous avez écrit pour apporter votre témoignage à la Mission anti-blanchiment.

Je précise que la Constitution nous interdit d'entrer dans le domaine judiciaire et que nous n'aborderons donc pas « l'affaire des frégates », une instruction judiciaire étant en cours à son propos.

Ce qui nous intéresse, c'est la façon dont, à partir de commissions qui ont été à l'évidence versées et dont vous avez été le témoin, à Taipeh, l'argent est revenu s'injecter dans des circuits économiques normaux et légaux, ce qui constitue une opération de blanchiment.

C'est ce point précis qui nous intéresse dans la mesure où il nous permet de nous concentrer sur la description des mécanismes.

Pour commencer, pouvez-vous nous dire ce que vous faisiez jusqu'en 1992, à la Société Générale ?

M. Joël BUCHER : J'étais donc deputy general manager, c'est-à-dire Directeur général adjoint, et, à ce titre, je dirigeais pratiquement une entreprise de plus de 200 personnes.

M. le Rapporteur : A Taiwan même ?

M. Joël BUCHER : A Taipeh : nous n'avons pas ouvert de filiale à Kaohsiung malgré la signature du contrat de livraison des frégates qui devait s'y dérouler.

Je m'occupais particulièrement de promouvoir les sociétés françaises sur place dont Air liquide, Airbus, Matra, Alsthom...

M. le Rapporteur : Comment une banque peut-elle s'occuper de promouvoir des produits français ?

M. Joël BUCHER : Une banque détient beaucoup de sources d'information et je vais vous expliquer pourquoi.

Les services diplomatiques de la France établissent leurs statistiques sur la base des informations provenant des douanes qui mettent un an pour les collecter. Ensuite, il leur faut plusieurs mois pour les analyser et environ un an pour les publier.

En conséquence, lorsque les exportateurs français arrivent de France avec les informations de la DREE - Direction des relations économiques extérieures - ces dernières s'avèrent insuffisantes. Ils s'adressent alors aux postes d'expansion économique qui se fondent sur les informations communiquées par les douanes locales qui elles sont sujettes à caution et qui, comme en France, sont publiées tardivement.

Ne disposant pas d'informations actualisées, les exportateurs, à l'instar de ce qu'a fait M. Lagardère en 1987, par exemple, s'adressent aux banques qui, ayant les bilans des entreprises chinoises, payant les chèques, faisant les règlements ou les opérations de financement, sont au courant de l'orientation de l'économie. Elles ont pour clients des entreprises locales qui jettent un regard envieux sur les produits français.

Pour avoir été auparavant en poste à Londres et à Abou Dhabi, je peux vous dire que lorsqu'on est banquier on a, dans ces pays-là, une aura extraordinaire : tout le monde ne parle que du TGV, des Airbus, des Mirage... Par la suite, nous avons bien sûr, également entendu parler des frégates.

Le rôle des banques est donc très important, au niveau de la promotion, au point que j'avais même préconisé à mon siège de créer un service commercial pour vendre ces informations qui ont une forte valeur ajoutée. Avec les services Internet actuels, il ne serait pas impossible pour une banque d'assurer un service d'informations, de vendre un service relationnel. A partir du moment où nous avons des clients qui veulent acheter français, je ne vois pas pourquoi une banque ne ferait pas la promotion de l'activité de ses clients...

M. le Rapporteur : Ce sont là des problèmes internes à votre banque...

La Société Générale a confirmé que vous aviez été Directeur général adjoint de l'agence de Taipeh de 1987 à 1990 et que vous aviez quitté la Société Générale en 1992. Que s'est-il passé entre 1990 et 1992 ?

M. Joël BUCHER : Le placard...

M. le Rapporteur : Où aviez-vous un poste ? A Paris ?

M. Joël BUCHER : J'étais à Bordeaux, mais je n'avais pas de poste, pas de bureau, rien !

M. le Rapporteur : On ne vous a pas licencié ?

M. Joël BUCHER : Non ! Ensuite, j'ai été affecté dans une agence à Cannes.

M. le Rapporteur : En effet, ce n'était pas une situation de la même envergure !

M. Joël BUCHER : Non, et comme la retraite n'était pas ma «  cup of tea », j'ai démarché Aérospatiale et, apparemment, cela a déplu...

M. le Rapporteur : Vous avez donc été le témoin de la signature de ce contrat historique. Vous avez déclaré à l'Agence France-Presse qu'il s'agissait d'un contrat de 16 milliards de francs puisque chaque frégate coûtait, disiez-vous, 1,5 milliard de francs. Cela vous paraissait surprenant, mais le contrat comprenait une commission de 2,5 milliards de francs...

M. Joël BUCHER : Absolument !

M. le Rapporteur : Cette commission n'était pas prévue dans le contrat puisque Taiwan était demandeur de ces frégates.

Vous vous étonnez donc de la présence de cette commission. Vous avez rédigé le contrat avec vos services et les juristes des deux parties ?

M. Joël BUCHER : Les choses se sont faites en deux temps : il y a d'abord eu une lettre d'intention, qui était l'âme du contrat, signée au mois de juin 1990, au Grand Hôtel de Taipeh et dont j'ai effectivement participé à la rédaction. Je l'ai fait parce que j'étais le banquier local de la Sofrantem qui finançait la DCN et que j'étais le seul à pouvoir aider la Société Générale de Paris à ouvrir un crédit documentaire.

En effet, puisqu'il s'agissait d'un contrat commercial, il fallait faire un crédit documentaire : livraison de frégates contre documents ! Il convenait également que la Banque centrale de la Chine ouvre un compte en francs français puisque le contrat était libellé en francs français, ce qui est difficile puisque la France ne reconnaît pas Taiwan. Cela permettait à la Chine populaire de dire : « ce sont mes devises ! » et comme Taiwan était, à l'époque, la première réserve en devises au monde, vous imaginez les convoitises que cela pouvait susciter...

Quelques mois plus tard, Taiwan va d'ailleurs transférer l'équivalent de 30 milliards de dollars en francs français mettant le franc en position d'euphorie...

M. le Rapporteur : Cela signifie que des francs avaient été accumulés en réserve ?

M. Joël BUCHER : Taiwan avait 110 milliards de dollars de réserve qui ont, en partie, été convertis en francs, notamment en prévision de l'achat de frégates et d'Airbus. En outre, Air Liquide et Carrefour arrivaient là-bas : on parlait de 100 milliards de francs de contrats entre la France et Taiwan. Ces gens qui sont intelligents savaient qu'il leur fallait acheter des devises françaises !

M. le Rapporteur : C'était une des exigences françaises ?

M. Joël BUCHER : Il s'agissait surtout - j'étais en contact avec ces gens, et je peux donc le dire - d'une politique de Taiwan qui savait qu'en provoquant une hausse des achats français, il s'ensuivrait un renchérissement de la devise. Ils ont donc préféré l'acheter à terme.

Quand nous en arriverons à parler des opérations de blanchiment, je vous dirai que, si elles sont très difficiles à détecter en cash, elles sont carrément impossibles à déceler à terme. Or, il faut savoir que les Taiwanais joueurs sont les spécialistes du terme !

M. le Rapporteur : Expliquez-nous les raisons de votre surprise au regard du montant du contrat par rapport au produit.

M. Joël BUCHER : J'ai été surpris parce que j'avais, avant de partir, été en démarches à Brest et à Lorient où j'avais conservé des amis.

Quand je monte un dossier de crédits, je fais marcher le réseau de la Société Générale. J'ai donc interrogé la Société Générale de Lorient pour demander, une frégate se vendant comme une voiture, quel en était le coût. Je me souviens parfaitement que mon correspondant m'avait répondu que cela dépendait si elle était armée ou non, mais qu'une somme de 1,8 milliard de francs était un grand maximum.

En voyant le montant du contrat, j'ai fait un rapport à mon siège pour demander les raisons pour lesquelles il me fallait financer à un acheteur un montant qui s'élevait pratiquement au double, ce qui me faisait prendre un risque commercial important.

M. le Rapporteur : Quelle a été la réponse ?

M. Joël BUCHER : Rien !

M. le Rapporteur : Cela étant, l'accord entre le prix et la chose revient aux deux parties, et en l'espèce, aux deux Etats concernés...

Comment voyez-vous apparaître la commission ?

M. Joël BUCHER : Je ne l'ai pas vue tout de suite. Plus tard, alors que j'étais de retour à Taipeh, des amis de Taiwan ont attiré mon attention sur ce fait, et j'ai entendu des observations portant sur un autre contrat.

M. le Rapporteur : Expliquez-nous précisément dans quelles circonstances vous avez découvert l'existence de cette commission de 2,5 milliards de francs dont vous avez fait état à l'Agence France-Presse.

M. Joël BUCHER : J'ai, exactement, découvert cette commission au moment où je m'occupais de la promotion des produits Dassault.

A mon retour en France, j'ai eu l'occasion de rencontrer M. Li-Hsien, Attaché Commercial représentant le ministère des Affaires Economiques de Taiwan en France, qui m'avait demandé de lui présenter d'abord le directeur de la société Dassault à Bordeaux, ensuite M. Serge Dassault qu'il a rencontré à Bercy, en décembre 1991.

Comme il avait signé le contrat, il s'est tout de suite inquiété de son coût et il m'a demandé s'il était vrai que des commissions avaient été payées.

Je me suis alors livré à un petit calcul et j'ai trouvé une grosse différence entre les montants que la France déclarait à l'exportation et ceux que Taiwan déclarait à l'importation. Il s'agissait d'une énorme différence...

M. le Rapporteur : La France déclarait combien ?

M. Joël BUCHER : Je ne parle pas seulement de l'affaire des frégates mais de l'ensemble des contrats : Taiwan déclare des importations à hauteur de 135 milliards de francs et la France des exportations à hauteur de 75 milliards de francs.

Quand on prend le rapport de la DGA qui énumère ses exportations à l'étranger, celles vers Taiwan n'y figurent pas et n'apparaissent que dans un sous-total.

Excusez-moi de vous le dire, mais on voit bien qu'il y a un rideau de fumée qui est tissé.

Mon correspondant M. Li-Sien s'en inquiète et me demande pourquoi la France ne publie pas les résultats des marchés français à l'export, pourquoi les hommes d'affaires ne publient pas les fantastiques succès qu'ils enregistrent. Il s'en étonne d'autant plus qu'à cette époque-là, les exportations de la France sont du niveau de celles du Japon et dépassent largement les 50 milliards de francs alors qu'on en déclare moitié moins.

A ce propos, j'ai d'ailleurs constitué un dossier que j'ai remis au tribunal.

M. le Rapporteur : Ce ne sont pas des informations, mais des déductions ?

M. Joël BUCHER : Non, puisque, plus tard, j'ai été conduit à rencontrer M. Savignac, porte-parole de Dassault auprès de M. Bérégovoy - comme M. Dassault n'entretenait pas de bons rapports avec Bérégovoy, M. Savignac servait d'intermédiaire. C'est grâce à lui que le représentant de Taipeh a rencontré Serge Dassault à Bercy, dans les bureaux de Bérégovoy.

C'est ainsi que, petit à petit, j'apprends qu'il y a des « pratiques ».

M. le Rapporteur : Que vous a dit M. Savignac ?

M. Joël BUCHER : Qu'il fallait passer par « l'autoroute à péage » et qu'il avait l'autorisation de la CIEEMG - Commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre - ce que j'ai vérifié parce que je connaissais les procédures même si, à l'époque, je ne faisais pas de vente de matériel militaire. J'étais, en effet, chargé de la promotion du Mercure modernisé - on était loin du Mirage - qui intéressait les Taiwanais désireux d'acheter un avion court-moyen-courrier.

Or, très vite à Bercy, au lieu de parler Mercure, on a parlé Mirage. Lorsque M. Dassault s'est inquiété de savoir s'il pourrait vendre des Mirages, immédiatement, à Bercy, le représentant de Taiwan lui a fait savoir qu'il voulait soixante appareils. Cela s'est passé très rapidement et c'est plus tard que M. Savignac, m'a parlé de « l'autoroute à péage ».

M. le Rapporteur : Cela concernait un autre contrat !

Revenons à celui dont vous avez surveillé la signature...

M. Joël BUCHER : J'y reviens très précisément. Je ne disposais pas de cette information quand j'étais à Taiwan. Mais, en m'inquiétant de savoir si Dassault avait l'autorisation de la CIEEMG, j'en ai profité pour voir si cet organisme avait donné une autorisation pour les frégates : je me suis alors rendu compte que c'était le cas et que les douanes et même le fisc avaient autorisé, très officiellement, la société Thomson à déduire fiscalement 2,5 milliards de francs de ses impôts.

M. le Rapporteur : Thomson qui a armé les frégates ?

M. Joël BUCHER : Non, Thomson a équipé les frégates en électronique pour la détection sous-marine : l'armement était interdit par Mme Cresson. Quand on parle d'armement, on fait allusion aux exocets qui, vous le savez, valent très cher : les frégates sont des lanceurs d'exocets, mais les Taiwanais n'ont toujours pas équipé les leurs. Ils n'y ont mis que des canons qui, d'ailleurs, rouillent...

M. le Rapporteur : Maintenant que nous avons un plan un peu près clair des opérations, expliquez-nous la circulation de ces 2,5 milliards de francs. Ils ont bien été versés dans vos comptes de la Société Générale ?

M. Joël BUCHER : Absolument !

M. le Rapporteur : A partir de là, que devient cet argent ?

M. Joël BUCHER : En théorie, il s'agit d'une commission. C'est-à-dire que Thomson, pour vendre ses frégates, se dit, ce qui est courant « j'ai des frais et je dois payer des Taiwanais pour les convaincre d'acheter les frégates. » Le groupe déclare l'argent à Bercy, mais, dans les années 1987-1989, Thomson n'a pas suffisamment de trésorerie pour verser de telles commissions. Je peux vous dire qu'au nom de la Société Générale, je n'aurais pas donné un sou de crédit à Thomson qui revenait alors de l'affaire D2 Mac-Paquets, qui avait une trésorerie exsangue, un bilan catastrophique et une gestion contestable.

Le groupe est donc incapable d'avancer ces 2,5 milliards de francs qu'il doit théoriquement payer aux Taiwanais. Cependant, Mme Cresson donne son accord sur le contrat des frégates, en juin 1991, à condition que Taiwan verse 40 % d'acompte à la commande.

En conséquence, au mois d'août 1991, le contrat est signé après la lettre d'intention. Au moment de la signature du contrat, des documents bancaires sont émis et Taiwan verse 4 milliards de francs. Sur cette somme, 2,5 milliards de francs devraient normalement être retournés aux Taiwanais, conformément à la déclaration faite aux douanes et à la CIEEMG.

Or il n'y a jamais eu 2,5 milliards de francs versés au Taiwanais. Pourquoi ? Parce que, à Taiwan - chose que l'on sait peu en France et je pense que Thomson l'ignorait ou n'en n'a pas pris conscience- il est impossible de verser des devises en raison d'un contrôle des changes qui s'exerce, si je puis dire, à l'envers. Alors que, le plus souvent, le contrôle des changes évite aux devises de sortir, dans ce cas, comme le pays est un pays fort où l'on spécule beaucoup, il bloque l'entrée des devises et impose un contrat commercial.

Les Taiwanais ont donc, ainsi que j'ai pu le constater, calculé que les déclarations de devises qui ont été faites à Taiwan ne dépassaient 800 millions de francs, la différence constituant ce que l'on appelle les « rétro commissions ».

M. le Rapporteur : Cet argent, où l'avez-vous vu partir ?

M. Joël BUCHER : Partout !

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Je n'étais plus là, mais je l'ai appris en retournant à Taiwan où j'ai toujours des cadres qui travaillent et des amis qui sont banquiers.

M. le Rapporteur : Que savez-vous de précis ?

M. Joël BUCHER : Je sais, d'après mes collègues, que trois banques ont reçu de l'argent de Taiwan en francs français - la BNP, la Société Générale et le Crédit Lyonnais - et qu'elles ont rétrocédé en Europe et en Afrique du Sud la différence entre ces 2,5 milliards de francs et ces 800 millions de francs. Cet argent est parti dans tous les systèmes que vous pouvez imaginer.

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Une bonne partie de l'argent est partie au Luxembourg, sur des comptes que nous avions ouverts depuis longtemps. Ce sont 600 comptes qui ont été ouverts depuis mon départ.

M. le Rapporteur : Ces comptes ont été ouverts au Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : C'est compliqué parce qu'on ne conseille plus - je dois vous le dire puisque cela a été mon travail - à nos clients qui veulent blanchir - excusez-moi mais on le sait : ces rétro commissions sont du blanchiment ! - d'aller en Suisse.

Depuis de nombreuses années, j'ai des recommandations de la part de ma direction de favoriser ce que l'on appelle la Sogenal au Luxembourg. Comme il y a des commissions rogatoires en Suisse, on ne conseille plus à nos clients d'y ouvrir des comptes.

Le Luxembourg sert de filtre, les fonds finissant souvent à Monaco sans que Monaco en connaisse l'origine.

M. le Rapporteur : S'il vous plaît, chaque chose en son temps : vous dites que 600 comptes ont été ouverts, mais ils l'ont été à Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Ils ont été ouverts par Taiwan.

M. le Rapporteur : Par votre agence de Taiwan ?

M. Joël BUCHER : Par les agences bancaires de Taiwan qui ont reçu ces fonds !

M. le Rapporteur : Dont la vôtre ?

M. Joël BUCHER : Oui !

M. le Rapporteur : Vous dites que la Société Générale à Taiwan a fait ouvrir des comptes qui servaient de réceptacle à l'argent des rétro commissions, que l'essentiel de ces comptes a été ouvert dans vos succursales partout dans le monde, notamment au Luxembourg, et vous ajoutez qu'après votre départ votre agence a conseillé l'utilisation de Sogenal Luxembourg ?

M. Joël BUCHER : Oui et je dois dire que j'y ai également eu recours moi-même. Déjà, à mon époque, lorsque des comptes avaient été ouverts par le représentant de Thomson, on conseillait aux expatriés et à ceux qui recevaient des commissions d'ouvrir des comptes à la Sogenal Luxembourg. Mais il y avait un écran : il faut que vous sachiez que Taipeh est un paradis fiscal puisqu'on a l'autorisation d'y ouvrir des banques offshore. Moi-même, à Taipeh, j'ai créé une banque offshore.

M. le Rapporteur : Qu'appelez-vous une banque offshore ?

M. Joël BUCHER : C'est une banque en dollars qui échappe à toute réglementation.

M. le Rapporteur : Vous avez fait passer de l'argent de ces rétro commissions dans cette banque offshore ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr, elle servait à cela !

M. le Rapporteur : Elle existe encore cette banque ?

M. Joël BUCHER : Je pense.

M. le Rapporteur : Comment s'appelle-t-elle ?

M. Joël BUCHER : Société Générale. Si vous voulez, c'est un bilan OBU (Offshore Banking Unit).

M. le Rapporteur : Expliquez-nous les détails de tout cela. Comment se monte une telle banque ?

M. Joël BUCHER : C'est très simple : vous prenez un bilan en monnaie locale comme l'est ici un bilan de banque et vous créez des comptes en dollars et un bilan à part que vous ne fusionnez pas avec le premier et que vous ne déclarez pas aux autorités locales. Vous recevez un capital de votre siège en dollars.

M. le Rapporteur : Vous avez des documents à ce sujet ?

M. Joël BUCHER : Non, mais c'est quelque chose d'officiel : les autorités de Taiwan ne diront jamais, puisque ce sont elles qui l'ont voulue, qu'elles ont interdit la création de ces bilans offshore.

M. le Rapporteur : A votre connaissance, les banques concurrentes de la Société Générale qui ont des filiales à Taipeh ont, elles aussi organisé des banques offshore ?

M. Joël BUCHER : Absolument !

M. le Rapporteur : Le Crédit Lyonnais, la BNP, Paribas ?

M. Joël BUCHER : Oui, même Indo-Suez !

Nous étions les premiers à le faire parce que la Société Générale programmait de nouveaux produits, des produits dérivés. Tout de suite elle s'est lancée dans des opérations folles qui ont atteint 1 milliard de dollars, à partir de ce que l'on appelait des margin accounts, des opérations spéculatives qui permettaient de faire des commissions sans argent, sans mise de fonds préalable. Autrement dit, on créait des opérations de change à terme : c'est inimaginable mais virtuel !

M. le Rapporteur : C'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : Il faut, à la base, que vous ayez une entreprise commerciale et je vous fais vendre à terme, c'est-à-dire au 31 décembre, des devises que vous n'avez pas ! Vous ne les avez pas, mais comme vous êtes censé avoir une activité commerciale, - ce n'est pas une obligation si le banquier est complice - vous vendez, à terme, plusieurs millions de dollars. Vous ne les avez pas et je vous les fais racheter avant l'échéance. Un mois plus tard, je vous dirai donc de racheter ces dollars, mais toujours à terme. A l'échéance, que fait-on ? On déboucle les opérations en espérant que vous en tirerez profit.

Cela étant, comme je fais cela avec l'agent de change de Hong Kong, je le fais au cours que je veux. Si vous voulez faire apparaître un gain de change, je vous donne de l'argent, si vous voulez faire apparaître une perte de change, je vous fais perdre de l'argent : il suffit que j'appelle mon agent de change à Hong Kong et que je fasse ce qu'on appelle « un cours hors-cote ». Entendez-moi bien : cela se fait sans un « rond » et j'emploie le terme à bon escient ! C'est ce qu'on appelle le margin account et si ce n'est pas du blanchiment...

Vous voyez qu'il n'est donc pas nécessaire de transférer de l'argent pour faire du blanchiment. Il suffit d'opérations virtuelles !

M. le Rapporteur : Et vous avez fait beaucoup d'opérations de ce type ?

M. Joël BUCHER : Figurez-vous que j'en ai signé pour 800 millions de dollars.

M. le Rapporteur : Et cela concernait l'argent des rétro commissions ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr : c'était fait pour cela ! Il faut quand même qu'à la base il y ait quelque chose car on ne peut pas monter de telles opérations sans un contrat. Qui peut monter ces opérations ? Des gens qui sont supposés recevoir des devises. Si vous me demandez de vendre 500 millions de dollars, je vais vous demander...

M. le Rapporteur : ... d'où ils viennent...

M. Joël BUCHER : Non, justement ! Je vais vous demander de les justifier, non pas de les détenir, mais de me donner le change. Si vous me dites que vous êtes l'agent Thomson et que vous signez un contrat avec Taiwan, je vais naturellement vous les vendre vos devises, même si vous n'allez pas les recevoir et à plus forte raison si vous allez les recevoir !

Ce qui est vicieux, c'est que je vais mélanger vos opérations spéculatives « sans un rond » avec votre contrat. C'est ce qui se fait avec les expatriés : ils arrivent avec un contrat dans lequel ils intègrent leurs rétro commissions.

Je vais vous dire très sincèrement quelque chose : aujourd'hui, ce ne sont pas les produits qui constituent le moteur de nos exportations, mais les montants des rétro commissions. Vous m'entendez bien ? Je vous le prouve quand vous voulez !

M. le Rapporteur : Il va falloir que vous nous le prouviez !

M. Joël BUCHER : Il faut malheureusement attendre les résultats de cette enquête. Aujourd'hui, je veux vous prouver que ces 2,5 milliards de francs correspondent en bonne majorité à des rétro commissions.

M. le Rapporteur : Alors reprenons vos explications qui sont fort intéressantes et qui nous donnent une vision précise du fonctionnement financier interne aux banques et, qui plus est, à nos banques.

M. Joël BUCHER : C'est le terme qui est vraiment redoutable !

M. le Rapporteur : Lorsque l'argent part à la Sogenal Luxembourg, quel est le comportement de cette filiale Société Générale par rapport à la législation anti-blanchiment luxembourgeoise ?

M. Joël BUCHER : Je n'en ai pas vraiment entendu beaucoup parler...

M. le Rapporteur : Ils vous ont téléphoné pour s'enquérir de l'origine de cet argent ?

M. Joël BUCHER : Jamais !

Ecoutez plutôt. J'ai vu, un jour, un représentant de Marcos à la Société Générale de Taipeh. Il venait en limousine noire, accompagné par des gangsters. On était en cours d'inspection. A son arrivée, j'ai fait venir l'inspecteur de la Société Générale - vous m'entendez bien ? Je lui ai prouvé que ce monsieur déposait des fonds d'origine douteuse puisque quelques coups de téléphone m'avaient suffi pour savoir qu'ils venaient des Philippines. On parlait de plusieurs dizaines de millions de dollars qu'on nous proposait de garder pendant quelque temps pour faire ces fameux certificats de dépôt, et prouver que ces fonds n'étaient pas d'origine douteuse.

Quand l'argent arrive au Luxembourg mes collègues ferment les yeux car ils savent parfaitement que les directeurs de banque en place dans des endroits comme Taipeh ou Singapour, ne sont pas regardants.

Les choses en sont au point que l'inspecteur qui m'inspectait le jour de la visite de M. Marcos m'aurait accordé des bons points dans son rapport si j'avais accepté l'opération. Il n'a pas compris que je la refuse car le simple fait de conserver ces dépôts gratuitement pendant plusieurs jours nous aurait rapporté plusieurs centaines de milliers de francs.

Je dois dire qu'à cette époque-là, la législation n'était pas encore bien claire.

M. le Rapporteur : C'est vrai !

M. Joël BUCHER : Elle s'est éclaircie plus tard.

Seulement, après, quand nous sommes bien avertis, nous recevons le document tel quel sans explication et je n'ai jamais vu un collègue suivre cette réglementation, y compris en France où un texte peut vous impliquer sur le plan pénal...

M. le Rapporteur : L'argent a circulé dans les années 92-93 ?

M. Joël BUCHER : Les premiers transferts ont commencé dès 1989 pour se terminer en 1998 pour l'affaire dont il est question.

M. le Rapporteur : Comment le savez-vous ?

M. Joël BUCHER : Parce qu'il y a eu une dernière livraison de frégates qui devait coïncider avec le versement des 60 % restants et que l'intégralité des fonds revenant à la DCN ne sont jamais revenus. C'est facile à prouver, il suffit d'aller voir les comptes de la DCN pour s'apercevoir que ce n'est pas une entreprise qui fait des profits !

Au moment où la DCN a reçu cet argent, elle ne savait pas quoi en faire tellement il y en avait. La DCN ne pouvait pas gérer les devises. La DCN fabrique et vend au prix coûtant : c'est un arsenal, d'où l'intervention de Thomson.

M. le Rapporteur : Vous prétendez donc que, jusqu'en 1998, des commissions ont été payées selon le même mécanisme que celui que vous aviez monté dix ans plus tôt, c'est-à-dire une banque offshore. Cette banque s'appelle comment : Société Générale Taipeh ?

M. Joël BUCHER : Taipeh offshore OBU ou USD.

M. le Rapporteur : Selon vous, l'utilisation de la Sogenal est aussi avérée ?

M. Joël BUCHER : Comment procède-t-on ? Lorsque l'on reçoit des francs français, on en crédite le compte de la banque locale, ensuite le compte off shore où il y a un premier écran. En offshore, l'opération se fait sur nos comptes en francs français, mais elle est bien souvent immédiatement traduite en dollars. Comme ce sont des fonds qui vont finir par atterrir dans des caisses douteuses, je ne vous dis pas quels cours de change sont appliqués sans que personne ne puisse protester, ni menacer d'aller en justice. Dans ce type d'opérations, les banques gagnent donc une énorme quantité d'argent. Tout se fait à New York car tout ce qui se fait en dollars se fait à New York

Quand il s'agit de francs français tout se fait en France parce que les banques, que ce soit à Monaco, au Luxembourg ou ailleurs, ne gèrent que leurs devises dans leurs comptes correspondants qui sont tenus dans les banques de la devise. Par conséquent, tout ce qui se fait en dollars, que ce soit à Monaco ou au Luxembourg, est traité de New York. Tout se passe dans les comptes à New York et se fait par compensation.

M. le Rapporteur : Bien sûr !

M. Joël BUCHER : J'avais, moi, monté un système justement pour éviter le blanchiment. J'avais fait valoir à ma direction que nous avions tellement de clients qui achetaient et qui vendaient à Taipeh, qu'il était préférable, plutôt que de faire des transferts au siège et de recevoir de l'argent, de tout bloquer dans un compte, de ne pratiquer aucun transfert et que je verse la différence : horreur ! J'ai, en effet, appris par la suite que l'on faisait bien de la compensation, mais pour « planquer » les commissions et dissimuler le blanchiment. Dans ces conditions, quand vous proposez de faire de la compensation pour éviter les transferts de devises, la corruption et la spéculation, vous passez pour une âme damnée.

Si j'ai quitté la Société Générale, c'est parce que j'ai proposé ce système.

M. le Rapporteur : Vous avez un document à nous communiquer ?

M. Joël BUCHER : J'ai fait un rapport à mon siège.

M. le Rapporteur : Vous l'avez conservé ?

M. Joël BUCHER : En partie.

M. le Rapporteur : Vous voudrez bien le transmettre à la Mission ?

M. Joël BUCHER : Je vais vous donner un rapport que j'ai gardé tout à fait par hasard car je ne suis pas du genre à conserver ce genre de documents. Très naïvement, je dois avouer que je n'avais pas conscience de la situation quand j'avais « le nez sur le guidon ».

Quand j'étais à Taipeh et que je revoyais ces opérations, j'ai transmis des rapports à mon siège, sans imaginer une seule minute que, ce faisant, j'allais me suicider. Je pensais, au contraire, obtenir une médaille. Ce n'est que lorsque, de retour en France, je me suis retrouvé mis au placard que j'ai compris.

M. le Rapporteur : J'aimerais avoir une copie de ce rapport.

M. Joël BUCHER : Oui ! Il concerne le fameux margin account et vous y trouverez le chiffre de 800 millions de dollars.

Vous verrez que j'avertis ma direction, concernant la banque offshore et ce montage qui fonctionne et que j'ai signé parce qu'il faut préciser que j'ai eu le culot - tenez-vous bien ! - de signer pour 800 millions de dollars pour arrêter ces pratiques : comment y mettre un terme sans pouvoir les prouver ?

J'ai ainsi agi à mes risques et périls parce que de telles opérations relevaient de la justice pénale à Taipeh. Sur le plan comptable, elles n'apparaissaient pas et étaient hors bilan puisqu'elles ne donnaient lieu à aucun versement de fonds.

Dans ce système, il n'y a pas d'argent, il n'y a que la différence : c'est un système démoniaque qui est géré par toutes les banques. C'est l'affaire Barings figurez-vous !

J'ai donc signé pour 800 millions de dollars de fausses transactions et quand j'ai vu que toutes ces opérations arrivaient à la même échéance, j'ai fait venir une inspection de mon siège, je les ai bloquées, interdites et j'ai pris un avocat local qui m'a couvert.

J'ai cru que la Société Générale allait me suivre et j'étais très fier de moi. Cela a été la stupeur car je me suis mis à dos toute la direction des marchés de la Société Générale qui donnait des instructions à mes dealers dont l'un, le favori, avait un casier judiciaire ! On faisait chanter les gens : vous imaginez dans quel climat on travaillait...

Le patron de ma salle des changes qui était sous ma direction, à qui j'interdisais de faire ces opérations, les faisait avec l'agrément de M. Tuloup, le patron de la direction des marchés. Comme il avait un casier judiciaire, il ne pouvait plus parler.

Or, moi, Français, j'essaye de respecter la réglementation des changes locale. Moi qui, en cas de contravention, compromets ma liberté, et non pas celle de mes patrons qui ne m'auraient jamais soutenu, je prends le risque d'aller dans un sens que je crois le leur, je convoque un inspecteur, je fais venir la Banque centrale qui prouve que ces opérations étaient dangereuses - dans un petit pays comme celui-là, on pouvait faire sauter la devise. On interrompt les opérations, on les interdit, je suis immédiatement rapatrié, mis au placard et le gars qui fait l'inspection va à New York, crée les Socgen Funds (hedge Funds) et met un bazar pas possible dans le marché de New York.

Ce que je vous dis figure dans un rapport de la Banque de France qui dit que les Socgen Funds (hedge Funds) spéculatifs sur les juke bonds et l'opération Barings reproduite à New York ont carrément failli mettre le système international en l'air : il a fallu le support des Etats-Unis pour arrêter ces opérations.

Avec ces margin accounts, on dépasse le cadre même de la corruption pour passer à la spéculation car corruption et spéculation vont de pair.

M. le Rapporteur : Lorsque l'argent est parti sous formes de rétro commissions, connaissiez-vous les destinataires des comptes ?

M. Joël BUCHER : C'est très difficile et je vais vous dire pourquoi : on ne connaît jamais le destinataire final. Les directeurs financiers des grandes entreprises font des swifts. Vous faites cinq Swift dans la journée, donc cinq écrans. Si nous prenons le destinataire des fonds, par exemple, Monaco où beaucoup, énormément d'argent est parti...

M. le Rapporteur : Vous connaissez les comptes qui ont été ouverts ? Quand on ouvre un compte on connaît le récipiendaire...

M. Joël BUCHER : Non, parce qu'on n'ouvre pas le compte final, mais le compte du nominee ou de l'intermédiaire financier. A Monaco, les banques reçoivent un transfert de Luxembourg en ignorant qu'il vient de Taipeh même si tout se fait dans la même journée.

Le directeur financier de Thomson a un téléphone : dans la même journée, il va passer cinq ordres Swift de transfert. N'oubliez pas qu'en Asie, il n'y a pas de date de valeur et qu'on a sept heures d'avance ce qui donne largement le temps a quiconque est courageux d'appeler Tokyo, Taipeh, Hong Kong ce qui, au petit matin, laisse le temps au Luxembourg d'opérer le transfert à Monaco qui ne peut pas savoir que c'est Taiwan qui a payé. Croyez-moi, le travail du banquier consiste à faire des écrans !

Cela vaut pour le comptant, mais supposez que je le fasse à terme. Même moi qui ai fait le montage comptable des opérations à Taipeh, je serais incapable de le retrouver. Au comptant, on peut le retrouver : il y a des disques car le système Swift laisse des traces, et même si les responsables de Swift font valoir qu'ils ne sont pas responsables des messages, qu'ils n'en sont que les transmetteurs, on peut refaire des historiques.

M. le Rapporteur : C'est ce que dit Clearstream dans l'affaire « Révélations » : vous avez lu le livre ?

M. Joël BUCHER : Sur la Cedel ? Je connais la Cedel, j'y ai ouvert des comptes pour Taiwan.

Je n'ai pas encore lu le livre.

M. le Rapporteur : Lisez-le c'est Ernest Backes, un de vos confrères banquiers qui, lui aussi, s'est fait virer, qui l'a écrit !

M. Joël BUCHER : Qu'est-ce que j'ai fait ? Avec un de mes amis de la Société Générale, nous avons ouvert les comptes Cedel et Euroclear et Taiwan est devenu le premier acheteur en OAT, c'est-à-dire en bons du Trésor.

M. le Rapporteur : Taiwan, c'est-à-dire ?

M. Joël BUCHER : La Central bank of China - CBC - sur les conseils de la direction des marchés de la Société Générale. Vous savez qu'il y a, tous les jours, un trésorier dans une banque qui a besoin de fonds. Eh bien, le premier fournisseur de francs français était, à l'époque, la Banque centrale de Taiwan.

Aujourd'hui - et c'est pourquoi j'étais très inquiet dans cette affaire - je ne comprends toujours pas pourquoi on veut mettre une chape de plomb sur toutes les opérations qu'on fait avec Taiwan. Taiwan nous fournit en devises, Taiwan nous fournit en composants électroniques et sachez que c'est notre troisième source d'importation après le pétrole et les automobiles, mais ces dernières se compensent puisqu'on en achète autant que l'on vend ce qui fait qu'on les enlève en faisant un compte de clearing.

Nos sources d'importation, c'est quoi ? Je pourrais vous montrer les chiffres parce que je m'en suis vivement inquiété concernant Taiwan. C'est, bien sûr, d'abord le pétrole, ensuite les composants électroniques, les mémoires dont la mémoire de votre téléphone. Quel est le premier producteur mondial de mémoires de téléphones ? Taiwan.

Toutes ces opérations avec Taiwan n'ont été faites que « pour le fric » et sans se soucier des répercussions stratégiques, économiques et sociales qu'elles pouvaient avoir. On a cherché le fric pour le fric parce que Taiwan avait de l'argent et qu'il fallait lui en prendre. Qu'importe de vendre des frégates, même si elles peuvent être rachetées par la Chine, parce qu'aujourd'hui, le risque, il est là : vous vendez des frégates à Taiwan, des Mirages, des concours sont lancés pour leur vendre des centrales nucléaires...

M. le Rapporteur : Cela relève de la décision politique. Nous n'entrerons pas dans ce débat qui fera l'objet d'analyses par ailleurs et sur lequel, en ce qui me concerne, je ne souhaite pas intervenir, préférant me concentrer sur les mécanismes du blanchiment qui sont tout à fait passionnants.

Quand vous dites que beaucoup d'argent a été transféré à Monaco, comment le savez-vous ?

M. Joël BUCHER : Tout simplement parce que j'y étais...

M. le Rapporteur : Vous étiez à Cannes ?

M. Joël BUCHER : J'ai travaillé à Monaco, figurez-vous ! Pas longtemps, juste quelques mois ! J'ai été recruté par un des gendres d'un certain M. Pastor qui m'a installé dans un bureau, dans un immeuble, au-dessus de la Société Générale. On a alors commencé à me mettre en relation avec Casa en Espagne...

M. le Rapporteur : Qui sont tous ces gens ?

M. Joël BUCHER : Des gens qui voulaient vendre et avoir beaucoup d'argent pour sauver leur capital. Ce sont maintenant les partenaires de EADS.

On m'a mis en contact avec Balmain pour acheter Balmain et j'ai fréquenté mes collègues...

M. le Rapporteur : Quand vous dites « on m'a mis en relation... », vous voulez parler de vos supérieurs hiérarchiques ?

M. Joël BUCHER : Non, j'ai démissionné, mais vous avez toujours dans la banque des gens qui vous suivent un peu et j'ai reçu des coups de fil. Il faut savoir que j'ai quitté la Société Générale sur un coup de tête !

M. le Rapporteur : Votre positionnement sur cette histoire n'est pas clair ! Vous êtes recruté par qui ?

M. Joël BUCHER : Je me suis retrouvé « à poil » : vous m'entendez bien ? Je ne suis plus banquier !

M. le Rapporteur : Ne vous fâchez pas : j'ai juste dit que je ne comprenais pas votre position...

M. Joël BUCHER : J'étais cadre à la Société Générale, bien payé, je faisais un boulot que j'estimais être honorable et je me suis trouvé pris dans une affaire absolument invraisemblable.

Je me retrouve à Cannes avec un fils qui ne parle pas français puisqu'il allait à l'école américaine. Du jour au lendemain, me voilà donc interdit de chéquier avec les frais de la maison que la Société Générale était chargée de me donner.

M. le Rapporteur : Je comprends, ne vous justifiez pas, mais vous avez été recruté par qui ?

M. Joël BUCHER : Je n'ai pas été recruté, mais contacté par des « grenouilleurs » -passez-moi le terme - de Monaco qui, me sachant en difficulté, ont essayé de me faire sombrer dans l'illégalité. M. Renucci chez Pastor de la Grande Loge Maçonnique.

M. le Rapporteur : Ah, c'est cela ! Et comment s'y sont-ils pris ?

M. Joël BUCHER : Vous savez c'est un petit milieu. Je devais être directeur de la Société Générale à Cannes, j'ai reçu des coups de fil, j'ai vu des Grecs, des Turcs et on a pris peur...

Ce milieu de Cannes est très brillant, mais vous ne pouvez pas savoir le nombre de requins qui y grouillent.

M. le Rapporteur : Expliquez-moi, puisque vous parlez de Grecs et de Turcs, ce que l'on vous proposait, ou demandait.

M. Joël BUCHER : Des sociétés financières comme Pastor m'ont contacté par l'intermédiaire de francs-maçons...

M. le Rapporteur : Vous en êtes vous-même ?

M. Joël BUCHER : Absolument pas ! Mais, durant cette année que je considère comme sabbatique, j'ai pu « phosphorer », écrire et faire des schémas dont l'un représentait un Yin et un Yang entourés d'un triangle. J'ai eu le malheur de le distribuer à des amis avec qui je voulais fonder une société, un club d'affaires pour promouvoir la France sans magouilles. J'avais dans l'idée qu'avec la technologie française et la subtilité de la compensation chinoise, il était possible de faire une joint venture et de compenser entre nous les opérations.

C'est à partir de là que les gens se sont dit qu'ils allaient compenser leurs commissions et que le groupe Pastor m'a proposé de travailler pour lui.

M. le Rapporteur : Il vous a embauché, signé un contrat ?

M. Joël BUCHER : Précisément pas !

Tout était bien trouble puisque l'on me demandait de prouver que j'étais capable de faire quelque chose, moyennant quoi je recevrais des commissions.

C'est ainsi que M. Pierre Bloch m'emmène à Taiwan, à Doubaï, me signe un contrat avec l'Immobilière hôtelière, que je lui obtiens un marché, mais qu'il ne me paye pas...

Ce qui est vicieux dans ce monde, aujourd'hui, c'est qu'on vous fait miroiter des commissions puisque tout se fait à base de commissions. On vous établit même des contrats : je pourrais vous communiquer celui qui a été signé avec l'Immobilière hôtelière. En l'occurrence, j'ai trouvé et construit un projet de 110 millions de dollars, j'ai bâti un montage, je ne me suis pas contenté de présenter un Cheikh (M. Nahyan). Mais alors qu'un contrat est signé avec des honoraires, une fois le projet réalisé, vous ne voyez rien venir et la société disparaît, ce qui revient à dire que vous avez perdu deux années de votre vie à travailler pour rien !

Voilà quelle est la mentalité des affaires ! Voilà où vous mènent les commissions parce qu'aujourd'hui, on ne veut pas payer des honoraires.

J'ai une lettre de Panhard à qui j'ai trouvé un marché de plusieurs milliards de francs pour le GIAT - Groupement industriel des armements terrestres - mais ces gens me proposent des commissions. Je réponds que je n'en veux pas, que je vends des informations. Je leur ai fait signer une lettre d'intention et Taiwan est prête à acheter plus de mille véhicules : la lettre d'intention est sur le bureau des responsables de Panhard depuis plusieurs mois. Que veulent-ils ? Me payer avec des commissions et probablement avec des commissions plus importantes que la moyenne.

Voilà comment on finit quand on est un banquier honnête ! Quand vous êtes un banquier honnête et que vous refusez les commissions - excusez-moi d'avoir, tout à l'heure, explosé - si vous ne vous battez pas, vous êtes mort !

Aujourd'hui, Taiwan continue à acheter des Airbus et je vends mille emplois à Taipeh sans aucun problème.

A Taipeh, je suis reçu par le ministre de l'Economie et des finances, par le ministre de la justice parce que j'ai eu le courage d'aller devant un tribunal et de dire : « Attention, on ne travaille pas correctement ! ». C'est ce que j'ai dit et avec des preuves et des documents à l'appui !

J'ai fait tout cela et j'ai compris, ensuite, en deux temps trois mouvements, sans avoir la prétention d'avoir assisté à tout dans l'affaire des frégates : elle a duré dix ans et vous n'êtes pas dans le même poste de banque plus de quatre ans.

C'est d'ailleurs fait à dessein pour vous empêcher de suivre les affaires : quand vous comprenez une affaire, on vous dégage, et quand vous dites à votre direction : « Attention, cela ne va pas ! », on vous dégage aussi...

Tout est manipulé à très haut niveau et la situation est entre les mains de quelques personnes. Si vous lisez leur jeu, on vous élimine !

M. le Rapporteur : Je vous remercie de ces précisions très importantes !

M. Joël BUCHER : Excusez-moi d'être si virulent !

M. le Rapporteur : Ne vous excusez pas, mais c'est mon rôle de vous questionner, c'est mon travail !

M. Joël BUCHER : Quand vous m'avez demandé qui était venu me voir, je ne souhaitais pas vous laisser croire que j'avais pu accepter de partir à la dérive malgré la difficulté dans laquelle me mettait la Société Générale. Je n'ai jamais failli !

M. le Rapporteur : Et cela vous coûte cher !

M. Joël BUCHER : Ce n'est pas facile !

M. le Rapporteur : Et maintenant, vous vivez de quoi ? Vous êtes à la retraite ?

M. Joël BUCHER : Bien sûr que non ! De rien ! On m'a tout pris ! Aujourd'hui, on me doit 5 millions de dollars pour avoir travaillé en tant que consultant sur un grand projet pour construire un hôtel d'affaires à Doubaï ce qui m'a pris trois ans : vous pensez bien que l'on ne gagne pas 5 millions de dollars en 48 heures sur un coup de fil...

Cette somme ne me sera jamais versée. J'ai pris un avocat que je ne peux pas payer. Aujourd'hui, je remonte plusieurs contrats avec le GIAT, avec Panhard, avec des sociétés comme la COFRAS (Compagnie Française d'Assistance Spécialisée) DCI, mais ces gens-là ne veulent pas me payer. Pourquoi ? Parce que je ne leur propose pas de schémas de rétro commissions ?

Il n'en est pas question : il n'est pas question que dans les contrats que je fais -je suis peut-être naïf ou idiot - je propose, après ce que j'ai dit à l'AFP, des schémas comprenant des rétro commissions. Je ne veux même pas de commissions pour moi. Je veux travailler honnêtement sur la base d'honoraires.

Je pense qu'aussi longtemps que l'on ne mettra pas en place des organismes travaillant sur honoraires, il y aura des dérives.

M. le Rapporteur : Pourriez-vous nous transmettre une copie du dossier que vous avez remis au tribunal ?

M. Joël BUCHER : Tout à fait : le voilà ! Il est très détaillé, très scientifique. J'ai même un dossier qui a été envoyé à l'Assemblée nationale par la DGA.

M. le Rapporteur : Oui nous l'avons reçu !

M. Joël BUCHER : Je vous signale qu'il y a 40 milliards de francs qui concernent Taiwan qui ne figurent que dans un sous-total ce qui est quand même grave ! Envoyer un rapport sans préciser que l'on travaille avec Taiwan, surtout à hauteur de 40 milliards de francs, soit la moitié de l'ensemble du chiffre d'affaires, me semble quand même curieux...

M. le Rapporteur : J'aurai une dernière question à vous poser : lorsque l'argent est arrivé au Luxembourg et à Monaco, vous me confirmez qu'aucun de vos confrères banquiers n'a posé la question de savoir d'où venait cet argent ?

M. Joël BUCHER :  Ils venaient nous démarcher et même nous proposer des rémunérations pour leur ouvrir des comptes.

M. le Rapporteur : Au nom du nominee ou du gestionnaire du compte ?

M. Joël BUCHER : Voilà !

M. le Rapporteur : Quels sont les établissements bancaires qui ont démarché ?

M. Joël BUCHER : Beaucoup, notamment les banques suisses.

Taipeh est une réserve monétaire fabuleuse et j'étais l'un des banquiers les plus avertis puisque j'avais personnellement des contacts avec toutes les grandes entreprises du lieu.

Je peux vous dire que la Sogenal était la première à démarcher, suivie par des banques britanniques, des banques autrichiennes et, naturellement des banques suisses. Toutes les grosses banques sont venues nous démarcher, nous, Société Générale. Il faut savoir qu'il y a un important marché interbancaire. J'avais un employé qui ouvrait des comptes, ce que j'ai d'ailleurs fait arrêter. La Société générale avait un énorme bilan interbancaire.

Cette situation qui était aberrante avait été lancée par les Japonais. Deux banques sont capables de vivre seules puisque l'une prête à l'autre et vice versa. Vous pouvez faire du window dressing...`

M. le Rapporteur : Qu'est-ce que cela veut dire ?

M. Joël BUCHER : Que je vous prête de l'argent et que vous m'en prêtez. Comme je vais prendre des intérêts, vous allez faire du profit et moi aussi...

Si, demain, nous faisons cela, nous allons avoir de très beaux bilans. Je vais vous prendre des taux usuraires et vous allez déclarer des profits fabuleux. C'est facile à faire quand on ne vous demande pas de reverser ces profits à des actionnaires... Le jour où c'est le cas, vous montez un « truc bidon » et avant qu'on ne le découvre, il y aura longtemps que, grâce à ce bilan, vous aurez obtenu des fonds Je peux le faire, si vous voulez. J'aurais pu, si j'avais voulu être malhonnête, gagner beaucoup d'argent en faisant très simplement des montages que vous ne pouvez pas imaginer.

Tous mes collègues m'ont dit : «  Joël, dans la banque, aujourd'hui, on ne peut pas s'en sortir si l'on travaille honnêtement ! »

Tous les travaux que l'on me demandait étaient bâtis sur une magouille : tous sans exception ! Le profit de la banque est proportionnel à la magouille. Plus il y a de magouilles, plus la banque encaisse parce que plus les fonds du client seront douteux et moins il se plaindra.

L'opération « frégates » a rapporté plus d'un milliard de francs à la Société Générale !

M. le Rapporteur : J'aimerais que vous retrouviez dans votre mémoire et que vous nous fassiez passer par écrit le nom des banques qui vous ont démarché pour recycler l'argent de rétro commissions....

M. Joël BUCHER : Je vais retrouver mon annuaire, mais même la Dun & Bradstreet nous démarchait !

M. le Rapporteur : ... le nom des correspondants avec lesquels vous avez fait ouvrir des comptes à Luxembourg, à Monaco, ou dans les îles anglo-normandes et dans tous les paradis fiscaux européens...

M. Joël BUCHER : Londres, Luxembourg, Monaco : c'était ma filière !

M. le Rapporteur : Je vous saurai gré de bien vouloir nous communiquer ces documents assez vite et je vous remercie infiniment de votre courage en vous assurant du soutien de l'Assemblée nationale.